Every Cloud Is Grey, With Dreams Of Yesterday - PV Eleonor

h ô t e

Lundi - 18h55.

Première pause de la journée ; première pause de la semaine ; et, finalement, première pause depuis trop longtemps. Le week-end qui venait de s’écouler avait amené avec lui le bal, et tout ce que cela avait comporté de mésaventures en tout genre. Le souvenir amer qu’il en restait dans l’esprit d’Adam était plus celui d’un fiasco généralisé, que celui d’une fête charmante et mémorable, comme la plupart des bals d’ailleurs. Ce qui, à ses yeux, devait rimer avec "volupté", avait plutôt annoncé un déchirement au sein du Cercle. Du coup, la rencontre avec la réalité - embellie à ses yeux par l’illusion d’hôtes soudés et unis – avait été un dur choc pour lui, d’autant plus que cela se présentait comme l’aboutissement de tous les efforts que chacun avait fait pour préparer la salle, prévenir les convives et achever le reste des préparatifs. Il tentait de se convaincre que ce n’était pas un si dur échec, que tout rentrerait peut-être dans l’ordre, mais la vérité s’imposait à lui, difficile et immuable, à chaque fois que son regard se portait sur le passé. Alors voilà, c’était tout. A ses déboires familiaux d’une rare ampleur, s’ajoutait son échec professionnel. Ni plus, ni moins.
La seule pensée encore joyeuse qui pouvait s’insinuer en lui se rapportait à September. Cela faisait quelques jours qu’il n’avait pas vraiment eu le temps de parler avec elle – depuis leur entrevue dans le jardin, en fait. Peut-être que cela n’était pas plus mal. Il ne voulait pas que ses idées noires déteignent sur Elle. Il ne voulait pas qu’elle soit préoccupée par lui, alors qu’elle devait déjà avoir beaucoup de problèmes à elle toute seule. Il ne voulait pas la décevoir, tout simplement.
Oui, bon, peut-être qu’il exagérait un peu, mais l’habitude qu’il avait de l’insuccès le poussait à prévoir la pire des configurations possibles. Tout se répercutait en lui amplifié à l’extrême, et ses cicatrices oubliées se réveillaient les unes après les autres. Peut-être que son père n’avait pas eu tort, finalement ; et cette idée l’obsédait. S’il lui avait tenu tête pendant toutes ces années, s’il l’avait renié et s’il était parti de chez lui sans un mot d’adieu, c’était parce que ce géniteur n’avait jamais eu foi en lui, en ce fils qui s’était pas mégarde égaré dans sa vie. Ce Cercle, c’était ce qui lui rappelait tous les jours, en se levant, le chemin qu’il avait parcouru, depuis l’enfant dépendant et docile qu’il avait été, au sein du cocon familial. En une fraction de seconde, tout avait basculé : ce chemin, ce n’était qu’une impasse. Finalement, son père n’avait probablement pas tort. L’unique ambition professionnelle qu’Adam avait eût s’était révélée être un fiasco des plus complets.

C’était donc avec ces pensées noires qui se bousculaient dans sa tête, qu’Adam avait décidé de rejoindre le bois pendant sa pause. Bien que ce n’était pas l’endroit de la résidence qu’il côtoyait le plus – pour la simple et bonne raison qu’il fallait un tant soit peu de temps pour y accéder -, il appréciait la fraîcheur que les voûtes sinueuses retenaient prisonnière. Le dense feuillage verdoyant bloquait en effet les quelques rayons de Soleil que le bloc massif de nuage n’avait pas suffit à arrêter, ce qui proférait au lieu non seulement une agréable température même par temps caniculaire, mais également une sorte d’aura mystique absolument saisissante. Il avançait sans s’arrêter, et surtout sans but, s’enfonçant de plus en plus à travers la masse ténébreuse des hêtres, chênes et autres bouleaux qui l’entouraient. D’habitude, il restait à portée de voix, dans l’hypothèse où une cliente aurait eu besoin de faire appel à lui. Mais les récents évènements l’avaient poussé à prendre ses distances, à ne plus continuellement vivre en fonction de son travail d’hôte. Il faisait partie de ces personnes – probablement trop perfectionnistes - qui se vouent corps et âmes pour ne pas faillir à leurs engagements, si bien qu’il redoutait le moment où la dissolution du Cercle serait évidente, parce qu’il savait que la déception qui s’ensuivrait serait un poison mortel. L’empire dans lequel il évoluait - celui qui contenait ses souvenirs et ses repères - s’était écroulé, quelque part dans le vaste monde de ses illusions perdues.
Son pied buta contre une racine. Cela faisait bien trois-quarts d’heure qu’il marchait vers l’obscurité apaisante des profondeurs des bois ou, du moins, c’était ce que sa notion très relative du temps lui indiquait. Il prit le temps de s’asseoir, à même le sol, tentant vainement de faire le vide dans cet esprit qui refusait d’obtempérer.

v a c a n c i e r

Tu n'es pas avec ta chèèèèère September? Je la prenais pour une trainée, et ma foi j'avais bien raison.

h ô t e

Lorsque le bruit de quelques feuilles sèches craquées raisonna dans l’air, Adam tourna la tête. Son regard se posa sur la silhouette féminine qui marchait plus ou moins dans sa direction. Eleonor. Autant dire qu’il aurait encore préféré être seul que de se trouver en compagnie de ladite jeune femme. Leurs relations chaotiques avaient débutées le jour où Elwin avait rejoint le Cercle d’hôte. A vrai dire, Adam ne s’était pas attendu à une telle réaction de la part de le jeune femme : ayant rejeté les personnes qui lui étaient reliées par le sang, il ne comprenait simplement pas pourquoi ce genre de lien paraissait si solide chez les autres. Ca le dépassait totalement. Puis, à force de côtoyer quotidiennement des fratries, l’idée était parvenue jusqu’à son esprit, que les rapports entre un frère et une sœur était une chose énigmatique, constituée de « Je t’aime, Moi non plus » et d’étreintes complices. Cependant, Elwin n’avait jamais été soumis à la torture, et personne ne l’avait forcé à accepter d’intégrer le Cercle ! Ce que les gens semblaient avoir du mal à comprendre, finalement, c’était que, pour Adam, c’était chacun des hôtes qui occupait le rôle de frère ou de sœur. Son pilier, son point de repère, c’était eux.
Bref. Le prénom d’Eleonor lui rappela le second article de Dirty Diana, qu’il avait lu, quelques heures plus tôt dans la journée. Autant dire qu’il n’avait guère apprécié les insinuations extravagantes qui y était faite concernant lui et September ; cela avait même eu le don de réveiller en lui des rêves de vengeance, une volonté de représailles qui suivrait la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. Oui, il avait été littéralement hors de lui, la rage ne tardant pas à s’insinuer dans chaque parcelle de sa peau, la fureur provoquant chez lui la contraction régulière et brève de ses mâchoires. Comment oser seulement émettre une telle hypothèse concernant ses intentions envers September ?! L’absurdité sans nom de cette théorie le dépassait totalement. S’il avait déjà eu ce genre d’arrière pensée lugubre par le passé, ce n’était sûrement pas le cas avec la jeune femme qu’il côtoyait actuellement ! Elle était – comment dire … - différente, dans le bon sens du terme. Différente, et mieux. Et, d’ailleurs, il n’aurait pas prononcé les mots qui étaient sortis de sa bouche l’autre soir, dans les jardins, avec une autre jeune femme que September.
Bien sûr, il n’avait pas non plus manqué de remarquer les quelques lignes qui s’attardaient sur l’exploit d’Elwin le soir du bal, ou celles dévoilant la grossesse de la sœur de ce dernier.

- Tu n'es pas avec ta chèèèèère September? Je la prenais pour une trainée, et ma foi j'avais bien raison.

Comment dire, comment décrire avec précision la force de la colère qui avait pris possession de tout son être ? Il n’en revenait simplement pas. Déjà, soit dit en passant, elle était plutôt mal placée pour juger, non ? Entre ses multiples aventures, la réputation qu’elle avait, et le môme qui mûrissait dans son ventre, elle incarnait très mal le rôle de celle qui donne des leçons de morales ! Et puis, de quoi elle se mêlait, hein ? Non, s’il y avait bien une chose qui insupportait Adam au plus au point, c’était les commentaires méchants, gratuits et faux qui touchaient les gens qu’il appréciait – et à plus forte raison ceux qu’il aimait. Eleonor devait parfaitement le savoir, ça. Elle savait où étaient ses faiblesses.
September – son charisme remarquable, son tempérament de feu, et la grâce de ses mouvements – était tout, sauf une traînée. Sur quels indices se basait-elle pour affirmer cela ? Tout en elle respirait la retenue, et la délicatesse ; sans oublier cette fougue que l’on pouvait entrapercevoir lorsque la colère la prenait ou quand elle riait aux éclats, et qui révélait la sincérité constante dont elle faisait preuve. Non, sincèrement, aucun argument ne pouvait tenir la route.
Se levant d’un bond, il parcourut en quelques enjambées la cinquantaine de mètres qui le séparait encore de la future mère. Il s’approcha d’elle. Son regard la fusillait, et ses poings se serraient tellement, que l’on pouvait distinguer la pâle jointure de ses os.

« Sale petite garce, je vais me contenter de te rappeler que September, elle, n’est pas enceinte et ne se sent absolument pas obligée d’entretenir des relations amoureuses avec plusieurs hommes en même temps. Tu vois peut-être quelque chose à ajouter ? »

Contrairement au torrent qui déferlait dans son esprit, le ton de sa voix était parfaitement calme – ou, plus précisément, parfaitement maîtrisé. En apparence, en fait, il lui était rare de perdre le contrôle, mais cela ne l’empêchait pas de ressentir la haine qu’il ressentait à cet instant. Il ne s’attendait pas vraiment à ce qu’elle lui sorte ce genre de remarque, à vrai dire. Il se doutait pourtant bien qu’Eleonor n’était pas du genre à passer sa route sans un mot, mais il ne pensait pas qu’elle allait jeter son dévolu sur September de cette manière. Probablement que le coup du bal lui était resté en travers de la gorge ; mais elle ne comprenait sûrement pas leur vision en tant qu’hôte. L’écart d’Elwin avait ruiné en quelques instants tous leurs efforts depuis plusieurs semaines, sans compter que la réputation du Cercle allait en prendre un coup. Dans tous les cas, hôte ou pas hôte, September ne méritait pas les foudres qu’elle avait malencontreusement attirées sur elle, et Adam se chargerait volontiers d’expliquer le fond de sa pensée à ceux qui s’aviseraient de répandre des mensonges empoisonnés à son égard.
N’oublions pas : la vengeance est un plat qui se mange froid. Très froid.